Amour,
Tu t’es manifesté à moi d’un millier de façons et plus encore.
Je t’ai reconnu sur ces lèvres qui se soudaient aux miennes pour un juste instant d’éternité, sur les traits en braille d’un tatouage d’une peau bleue sous mes doigts, dans les recoins secrets d’une rue sainte, dans mes mains qui touchaient la matière extraordinaire du vivant, mais aussi dans le lien éternel d’un fils, sur un rayon de soleil qui s’écrasait au mur et dans le premier flocon de neige qui est tombé. Et je me suis rappelée l’odeur imperturbable d’une salle de bains à deux miroirs au dessus d’une école, le sable tendre d’une nuit couverte de lézards, un bus Paris- Barcelone, et sous la douleur terrifiante de la séparation, dans l’étendue de l’autre ; je t’ai reconnu. Sous la pluie chaude et dans le vent du Sud, sur ce banc où je regardais les gens passer dans la vie sans moi, dans le liquide amoureux d’une eau chaude et salée, dans ce bain où j’ai failli mourir, et même sous certaines lignes où je t’ai entendu faire crisser la feuille. J’ai vu pour toi la gare de Vesoul et tu m’as fait attendre, impitoyable, les yeux vides devant un appareil aphone, je t’ai senti frémir sous des caresses nocturnes et éphémères, je t’ai vu te révéler derrière des yeux étincelants d’une gratitude profonde, je t’ai emprisonné sous des mots durs et bienveillants, je t’ai recueilli dans une voie lactée, perdu prés d’un lac en suisse, balloté par un scooter italien sur des pavées humides, sublimé dans le bois lourd de Santa Maria, tapissé dans la crypte à San Francisco d’Assise, subtilisé dans l’odeur de lavande balancée par un début d’hiver impromptu, je t’ai vu dans les yeux verts de Lucia, et je t’ai dompté dans la patience d’une nuit sans fin. Enfin je t’ai démasqué dans la haine et le silence, baladé sur des bords de côtes, et je t’ai mangé dans du pain simple au dessus d’une montagne. Et à chaque fois, je t’ai accueilli. A chaque fois. Comme une vague imperturbable qui trouve son rythme à l’intérieur d’une enveloppe de peau sans plus aucune limite. Je t’ai gardé précieusement comme une flamme immortelle et fragile au creux de mes paumes tremblantes dans l’adversité et l’expérience, j’ai disparu au premier baiser en fond de Lou Reed, et t’ai embrassé à travers les nuits de gravité dans du coton propre, et tu es apparu sur variables terrasses. ô comme tu t’es dispersé sur mon espace temps avec une limpidité et une constante endurance. Tu m’as fait revenir à chacun de mes pas compté sur le sol de la Calle Corretger et je t’ai retrouvé encore, dans l’abstinence extraordinaire d’un fond de camionnette, dans mon nom dessiné de cailloux, dans l’écho de l’ instrument qui résonnait dans les murs de mon appartement, et un jour tu t’es offert dans une petite fourmi de verre, tu as glissé sur un paysage de train de banlieue, et j’ai plongé dans le crissement d’un cuir dans un jardin japonais, tu as roulé sous l’odeur d’un marronnier parisien, tu m’as fait tomber dans des yeux abyssaux, m’évanouir devant un champ étoilé, et a fait arrêter le temps sur une place en Espagne.
Tu m’as tué de milles vies; dans une nuit froide sans porte, sur le mont Carmel aux trois horizons, d’ une légère robe à pois au pont des Arts, derrière la vitre orange d’un matin qui n’est jamais venu, au milieu d’une vieille chambre d’auberge, et sur toutes ces fois où tu ne m’as pas rattrapé dans mes départs. Mais je t’avais vu au premier matin du monde, et lorsque je levais les yeux pour me surprendre de l’ampleur de l’Himalaya au dessus de moi. Je ne pouvais pas t’en vouloir.
Je t’ai ressenti dans milles couleurs, milles visages, collectionné tes mots en collier d’azurs, et lancé un soir aux dés.
Je m’y suis perdue, parcelle morcelée devant ton immensité, j’avais même eu souvent envie d’y disparaitre et longtemps j’ai cherché à m’immiscer entre toi et l’autre.
Amour, ce soir je ne suis pas venue. Et je t’ai laissé glisser sur le Monde sans moi.
Je ne suis pas venue, parce que c’était le tour d’une autre, celle qui allait te sentir à travers les mains qui n’enlaceraient plus les Nuits de mon quotidien. Mais, Amour, maintenant, je sais. Je ne te chercherai plus. Je ne t’en veux plus. Parce que partout où je suis tu t’aimanteras à moi.
O Amour, je n’avais pas compris que tu n’existais pas indépendamment de moi. Que nous étions unis jusqu’à la moelle du précipice.
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